Transatlantique

Quitter la terre ferme: une expérience sociologique

Au lendemain de mon arrivée à Natal, au Brésil, j’atterris. Je retrouve mes sensations, mes repères. Je me sens heureux. C’est vraiment une expérience particulière que de vivre en mer. Tout change: isolé du monde extérieur, dans un espace limité où chaque chose a sa place, place d’ailleurs décidée avec plus ou moins de maniaquerie par le capitaine du lieu. Et puis le mouvement de la mer. Les premiers jours de la traversée ont de nouveau été un peu compliqués, sans toutefois rien offrir à Neptune, et sans prise de médoc: finis les cadeaux à la mer et aux scélérats des firmes pharmaceutiques (Berceuse pour un p’tit loupiot, Jean Ferrat, remise au goût du jour par feu Le Décroichant, dont je salue mes compagnons)! Alors que je suis trop heureux d’être à nouveau sur terre (physiquement et mentalement), je me suis amerri durant cette transatlantique, ne sentant plus de gêne au niveau du système digestif. Mais ai-je vécu normalement? Rien n’est moins sûr. Et j’ai encore du mal à analyser ce qui s’est passé. Au plan humain, une tension était presqu’omniprésente entre le capitaine et moi. Il a fallu la gérer, et ça a pas mal influencé ma traversée. Au niveau voile, peu d’apprentissage, dû au peu de confiance accordé par le capitaine à ses équipiers… Quoique… En ne pratiquant pas mais en observant, on apprend aussi des choses. Et puis, là n’était pas l’objectif premier de la traversée. L’expérience humaine en soi était très intéressante. La seule certitude qu’on ait sur un bateau, c’est qu’on est dans la même galère, quoiqu’il se passe. Et puis c’est le vent qui décide: la durée du voyage, mais aussi le point d’arrivée. Dans notre cas, après un objectif initial de Salvador de Bahia, changé pour Rio de Janeiro peu avant le départ, c’est finalement la traversée la plus courte qui a eu lieu, avec arrivée à Natal, à l’extrémité de la corne nord-est du Brésil, après 13 jours de traversée.

Pas de voile? Vive la cuisine!
Crumble aux pommes
Aurélie, Lourdes et José dégustant une Moussaka végétarienne
Lourdes et sa dorade choryphène énorme
El Mosquito
Natal en vue

Sur la route du commerce triangulaire: une importante histoire commune

Mon meilleur compagnon de route (équipières mises à part): Eduardo Galeano et son magnifique ouvrage: « Las venas abiertas de América Latina », (Les veines ouvertes de l’Amérique latine). En quittant le Cap-Vert, j’avais déjà pu percevoir le métissage entre Europe, Afrique et Amérique, et avait entendu parler de la place du Cap-Vert comme lieu de « stockage » des esclaves avant leur livraison aux Caraïbes ou au Brésil. Ayant quitté les îles Canaries, j’avais aussi déjà eu conscience de suivre les pas des « conquistadores », bien que Christophe Colomb soit parti de La Gomera et non de Lanzarote (d’après Jacques, qui a failli être mon skipper pour le Cap-Vert). Mais quand j’ai dévoré les écrits d’Eduardo, la traversée prit une autre dimension, celle d’un pèlerinage historique.

Gibraltar (GB) - Lanzarote (SP) sur Marina (S), Lanzarote - Mindelo (CV) sur Maritéa (FR), Mindelo - Natal (BR) sur Mosquito Valiente (GB)

Plus de 500 ans après, je pars moi aussi à la découverte  du « Nouveau monde », certes pas dans un but de pillage des ressources naturelles, mais à la recherche d’une richesse pressentie en terme de structuration de mouvements sociaux, axés sur la notion de « bien vivir » (« le bien vivre »), et la conscience de la Pachamama, la terre-mère. Quelle splendide introduction au continent que celle d’Eduardo, me rappelant aussi à quel point il est important de toujours garder à l’esprit que nous vivons dans un monde qui souffre, que nous en souffrons aussi (tout étant lié), mais surtout que cette souffrance n’est pas une fatalité. On peut l’expliquer par des liens de cause à effet, à condition d’y joindre une approche systémique, ce dans quoi l’auteur uruguayen excelle. Un ouvrage magistral, dont je donnerai des extraits dans ma rubrique « bibliothèque ». Je ne peux m’empêcher de traduire le passage suivant, écrit lors de la réédition, et dans laquelle Eduardo justifie sa méthode historique:

Dans « Les veines », le passé apparaît toujours en dialogue avec le présent, comme mémoire vivante de notre temps. Ce livre est une recherche de clés de l’histoire passée, qui contribue à l’explication du présent qui lui aussi fait partie de l’histoire, à partir de l’idée de base que la première condition pour changer la réalité est de la connaître.

'El' libro

La beauté de la mer: entre ciel et terre

Quelle spectacle grandiose que cette mer à perte de vue, rejoignant le ciel dans un panorama à 360°. La nuit, c’est un ciel étoilé d’un point de vue unique, le jour c’est une vue splendide sur les nuages, et entre les deux des levers et couchers de soleil et de lune aux couleurs chatoyantes. Un ravissement pour les yeux, avec ce passage particulier de l’équateur, où le soleil semble bien pressé de se lever… Les dauphins auront encore été de la partie, et j’ai été surpris de voir des oiseaux presque tous les jours de la traversée, à des centaines et centaines de milles des côtes.

No comment
Un cumulo-nimbus, si je ne m'abuse

C’est beau la mer. Une beauté que beaucoup décrivent, et l’expérience de la mer en a inspiré plus d’un. Comme cette navigatrice Ella Maillart, dont on peut trouver dans son bouquin « La vagabonde des mers », qu’Aurélie m’a fait découvrir, la citation suivante:

Ils t’ont bercé dans leur coutumes et instruit de leurs prêches, ils t’ont pétri de leurs usages, ils t’ont donné en spectacle pour que tu témoignes de l’excellence de leur enseignement. Mais n’entends-tu pas la nature indomptée qui t’appelle?

Il y a un peu de ça dans la voile, cette recherche de contact avec la nature indomptée. Certes, certains veulent encore la dominer, cherchant la performance à l’aide de fibre de carbone et d’électronique, mais d’autres sont bel et bien dans cette recherche. A moins que ce ne soit la fuite du système, comme c’est la cas pour pas mal de marins rencontrés, en particulier les solitaires. Dans nos discussions philosophiques avec Aurélie, qui s’en va à Buenos Aires pour du conte et des massages énergétiques, on ne pouvait s’empêcher de faire le lien avec le mythe du héros, le capitaine symbolisant cet être devant maîtriser les éléments. Contrôler… ou se laisser porter… Lâcher prise ou penser nerveusement à l’arrivée? Se faire plaisir ou être écrasé par ses responsabilités? Tout est une question d’équilibre, que la mer magnifie.

2 commentaires

  1. Pierre dit

    Très beau témoignage. Cela donne envie.
    Nous avions pour projet de traverser aussi l’Atlantique, pour arriver à Rio au moment de la Conférence Rio + 20 et le Sommet des Peuples. Ce beau projet semble aujourd’hui compromis par les difficultés à réunir les moyens nécessaires à le faire.A moins que des rencontres, le hasard, le relance tout à coup.

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