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L’école en marchant: un chemin d’éducation Nasa à Tierradentro

Contexte local

« La nature m’a enseigné comme elle l’a fait avec les oiseaux du bois solitaire qui y entonnent des chants mélodieux et s’attèlent à construire avec adresse leurs petites maisons sans maître », Manuel Quintín Lame

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Il y a 30 ans qu’a débuté la préoccupation pour la récupération de la culture Nasa, à-travers du CRIC, le Conseil Régional Indigène du Cauca. Après 500 ans de colonisation, débutée par de violents conflits étant donné la résistance de ce peuple aux conquistadores, ensuite menée par les jésuites chargés de l’évangélisation des esclaves et des indigènes, enfin aujourd’hui perpétrée via l’institutionnalisation des territoires par l’état colombien, l’appareil scolaire occupant une place prépondérante.

Des trois phases de domination, la forme actuelle semble être la plus efficace. Si 500 ans de guerre et de présence des prêtres n’avaient pu anéantir l’essence de la culture Nasa, le système scolaire est en train de le faire en à peine quelques générations, transformant l’être Nasa (pour qui la nature est à l’origine de toute chose) en un consommateur capitaliste frustré par sa “pauvreté” (celui-ci considérant l’argent comme l’origine de toute chose). Il paraît indispensable aujourd’hui de repenser l’éducation, si le peuple Nasa veut poursuivre avec un mode de vie que seuls pratiquent encore leurs aînés. Mais si beaucoup reconnaissent cette nécessité, la divergence est grande entre les conceptions de cette éducation “propre”.

La majorité voit l’école comme l’unique endroit pour se former et atteindre un certain “niveau de vie”, rejetant les valeurs ancestrales. Une situation bien commune dans notre système capitaliste global, mais qui interpelle davantage dans le cas d’une culture de résistance comme celle du peuple Nasa. L’avalanche de 1994 n’a aidé en rien: suite à ce débordement du fleuve Páez qui tua 1500 Nasas ont débarqués les chacals culturels de la coopération internationale, sous la forme d’ONGs, d’institutions colombiennes et étrangères. La tentation de regarder ce peuple comme “des pauvres qui n’ont ni santé ni éducation” (paroles du dirigeant de la Nasa Kiwe, entité chargée de la reconstruction, durant la rencontre de Avirama le 25 avril 2013) fut bien trop grande. Analysé de façon plus politique, il s’agit aussi de l’opportunité d’en finir avec une résistance qui dure depuis 500 ans, et qui s’est souvent exprimée par la violence. Dans le Cauca s’était formée la guérilla Quintín Lame il y a une trentaine d’années, pour récupérer les terres que le gouvernement colombien et les grands propriétaires leur avaient prises et pour protéger leurs dirigeants. Cette guérilla a déposé les armes il y a longtemps mais il y a encore aujourd’hui dans les montagnes des guérilleros des FARCs et du ELN (parmi eux des indigènes de Tierradentro). Si ces guérillas actuelles ne sont pas acceptées par la majeure partie du peuple de Tierradentro, elles sont vues par d’autres comme l’unique moyen de résister face au gouvernement national très néo-libéral, qui ressemble plus à une dictature qu’à une démocratie.

Beaucoup d’observateurs extérieurs suivent actuellement le processus de paix en Colombie, les multinationales étant prêtes à exploiter les ressources abondantes de régions qui seraient finalement sous contrôle de l’état, qui cherche par tous les moyens à rallier les opposants à ce processus.

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Education propre

« Nous ne pourrons pas aller au-delà de la société de consommation à moins de comprendre en premier lieu que les écoles publiques obligatoires reproduisent inévitablement une telle société, indépendamment de ce qui s’y enseigne« , Ivan Illich

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Au centre de ce contexte extrêmement complexe se trouve la question éducative, vue par certains comme le chemin menant au nirvana de la consommation, vue par d’autres comme le moyen d’annihiler la résistance au système capitaliste et de pouvoir exploiter les ressources de zones protégées, vues enfin par d’autres comme une manière de récupérer la culture ancestrale en intégrant les savoirs modernes.

Quand je suis arrivé à Belalcazar, j’ai rencontré des personnes de la Nasa Cxha Cxha, l’association des dirigeants indigènes de la municipalité de Páez, qui m’ont parlé pour la première fois d’éducation propre. Intrigué, j’ai alors rencontré l’équipe éducative qui m’a chaleureusement reçu et présenté le travail en cours. La priorité est la récupération de la langue locale (Nasa yugwé[i], que les professeurs doivent parler) et il y a une collecte d’informations auprès des aînés en vue de les inclure dans le curriculum en construction. Cependant, il y a de nombreux aspects de la vie quotidienne qui “font” la culture Nasa et il est impossible d’appliquer de façon concrète ceux-ci dans les cadres rigides de l’éducation moderne. Revenant à Ivan Illich et à sa critique radicale « Une société sans école », j’ai partagé avec mes amis éducateurs ma préoccupation de voir acceptées dans leur proposition les méthodes du système moderne. Je me suis alors proposé de les appuyer dans une méthode de recherche pour identifier ce que pourrait être la forme de l’éducation propre.

En visite à Inzá, la seconde municipalité qui avec Páez forme Tierradentro, je me suis vite rendu compte que l’équipe éducative de la Juan Tama, l’association des dirigeants indigènes de Inzá, avait déjà réalisé ce travail. Mieux, ils ont créé un processus tout à fait original, qui chemine avec conviction vers une éducation propre. Tout de suite j’ai vu dans cette expérience une possibilité réelle de maintenir la culture Nasa. Débuté entre les murs d’une école, « l’école en marchant » est sortie de ceux-ci pour rencontrer le savoir ancestral, parcourant le territoire entier.

Ecole en marchant

« Voyageur il n’y a pas de chemin, le chemin se construit  en avançant… », Antonio Machado

P1070168L’éducation ne doit pas forcément passer par l’école, on apprend avant tout par l’expérience. Pour cela, l’école ne se confine pas en un lieu mais consiste en une découverte du territoire.

Les matières ne sont pas enseignées avec un horaire classique, mais sont incluses dans le parcours, dans une approche globale et non fragmentée comme dans les autres écoles. On n’apprend pas des matières, sinon à vivre en harmonie avec son territoire.

La notion du temps leur est propre. L’année Nasa commence le 21 juin au solstice, et le travail suit les phases lunaires, qui déterminent aussi le moment des semis, les rituels sacrés,…

La dimension spirituelle est fondamentale, se connecter aux esprits et à la terre-mère est au centre du processus. Dans cette optique, l’apport des aînés et des « te hwahla »[ii] est très grand. Mais comme le dit un « te hwahla » parlant de “l’école en marchant”: « Les esprits sont avec nous, ils nous supportent dans notre tâche ».

Je traduis ici quelques paroles d’Angélica:

Nous sommes peu nombreux, c’est une petite école qui n’a de grand que les rêves… mais cela constitue la preuve que si, nous pouvons faire quelque chose d’autre. Ce sont 7 garçons et filles qui sont en train d’apprendre en parcourant le territoire, en ne s’isolant pas de la réalité qu’eux-mêmes sont en train de vivre, sans suivre des horaires ni des matières strictes qui fractionnent la connaissance. Leurs parents sont tout le temps impliqués, engagés. Pour l’instant nous sommes trois personnes, et nous demandons aux enfants de ne pas nous appeler “profs” car nous aussi sommes en train d’apprendre et de nous surprendre de choses simples que nous ne nous étions pas donné le temps de vivre. Il y a aussi d’autres personnes de l’extérieur qui interviennent car ils croient comme nous dans ce tissage progressif de nos rêves.

Ces sont 7 enfants entre 6 y 12 ans qui font partie de l’école en marchant de San Andrés[iii], plus 6 enfants de moins de 5 ans à Yaquivá qui commencent avec une prof bilingue, parce qu’il faut commencer dès l’apprentissage de la langue maternelle. Ces enfants se déplacent de maison en maison mangeant ce qui provient du potager qui se réalise dans chaque famille en mingas avec les parents de tous les enfants. Il y a aussi des groupes d’adultes à Yaquivá, qui une fois par semaine se retrouvent dans le potager d’un du groupe, pour désherber à la machette et faire du compost.

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Comme le dit Rivel, l’éducation est intégrale:

Le chemin de l’éducation doit nous mener à vivre dignement, heureux, en harmonie avec notre terre-mère, avec nous-mêmes et avec les autres, à être autonomes dans nos décisions de la plus petite jusqu’à la plus grande, dans ce sens nous nous éduquons par la pratique. Le premier point qui nécessite à être travaillé dans cette société endormie et soumise pour reproduire le système est la conscience. Nous faisons cela à partir de la récupération des semences, la réalisation d’engrais organiques, la réalisation du potager, la réflexion et la formation d’êtres sensibles avec capacité d’analyse et de discernement sur ses propres problèmes.

Dans cette perspective nous sommes 20 familles à nous rencontrer les mardi, mercredi et vendredi pour faire le potager et récupérer les semences. Chaque jour, nous passons une heure à réfléchir sur le contexte, à définir des moyens d’action et des engagements pour rééduquer petit-à-petit nos esprits, habitudes, corps qui sont déjà contaminés par le système capitaliste. Nous nous éduquons pour la vie. Il est nécessaire de voir l’éducation comme intégrant toute la société, toute la famille depuis le plus petit jusqu’au plus grand. Si l’éducation répond aux nécessités et à la réalité des familles, elle sera solide. Notre perspective d’éducation englobe nécessairement la famille dans son ensemble.       

Les participants sont bien conscients de ce que signifie cette méthode, et c’est bien nécessaire car beaucoup ne la soutiennent pas. Du gouvernement qui ne la valide pas, jusqu’aux communautés qui ne jurent que par les écoles modernes. L’appui le plus précieux vient des aînés qui y voient l’unique moyen de préserver la culture Nasa.

 

Difficultés actuelles 

« Si tu viens pour m’aider, tu perds ton temps. Mais si tu viens parce que ta libération est liée à la nôtre, alors commençons », Lily Walker

Si l’ancienne direction de la Juan Tama partageait la vision décrite ici, permettant le développement d’un projet comme “l’école en marchant”, la nouvelle direction voit les choses d’un autre œil. C’est symptomatique des divergences sur l’éducation propre. La conséquence directe est l’arrêt de l’appui financier dont ils bénéficiaient pour les déplacements, la rémunération des accompagnatrices, du matériel,…

Si l’objectif est d’être à terme entièrement autonome financièrement en consolidant une économie “propre”, il y a encore du chemin à faire pour y arriver. L’équipe cherche donc des fonds, en se méfiant du paternalisme. Comme le dit Rivel:

L’argent conditionne la volonté, et quand il n’y plus de volonté tout s’arrête. L’éducation propre doit être comme l’eau qui coule dans la rivière et qui contourne tous les obstacles pour continuer son chemin.

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La ressource économique principale dans la région est le café. Un café organique de grande qualité est exporté en Europe et aux Etats-Unis, le Café Tierradentro. Il y aussi des coopératives qui fabriquent des savons écologiques, shampooing, huiles essentielles et autres dérivés de plantes médicinales, des pâtes alimentaires. La volonté est d’éviter de dépendre des exportations de café, qui pourraient se faire au détriment des autres productions agricoles.

Au-delà d’un manque de soutien, le groupe fait face à des attaques directes. Au niveau politique, la proposition dérange et le leader du groupe a déjà été menacé de mort. Je reprends quelques paroles d’Angélica sur la situation dans le territoire de San Andrés:

Le tissu se renforce de la relation que nous tenons avec les êtres de la nature qui nous donnent la vie et que nous remercions tous les jours. Et qui nous aident à faire face aux différents obstacles qui se présentent. Parce que pour “tout petit” que paraît ce processus, il s’est converti en quelque chose de grand qui a mis en péril plusieurs d’entre nous.

En ce moment le gouvernant actuel et son équipe, […] ainsi que des personnes de la communauté […], sont en train de nous attaquer, ils le font car beaucoup de ceux qui supportent cette école furent les leaders qui commencèrent à lutter pour l’éducation propre à San Andrés il y a presque 3 ans. L’école que nous avions formée s’est convertie en un collège conventionnel avec un nom indigène, comme tellement d’autres, ce que nous ne validons pas et qui est la raison pour laquelle nous avons entamé cette nouvelle expérience. [“L’école en marchant”]

L’attaque n’a pas été facile puisque la discussion est de fermer notre école et qu’ils n’ont pas pu puisqu’elle n’a ni portes ni murs, raison pour laquelle ils veulent nous punir en nous chassant du territoire en nous reprochant ce qu’ils appellent “divisionnisme”.[…]

Quoiqu’il en soit, nous continuons avec forcé et énergie parce que nous y croyons et que nous sentons c’est un chemin possible… […]

L’idée est de faire prendre conscience à d’autres qu’ici comme ailleurs on peut rêver et travailler pour réaliser nos rêves, qu’on peut vaincre la peur de penser ou faire quelque chose de différent, quelque chose de juste, de digne d’être vécu.

 

Rêves à partager

Effleurant à peine ce que ce groupe est en train de faire, j’ai été impressionné par la profondeur de son engagement envers sa culture et ses utopies. Je me suis mis à rêver que, si, nous pouvons changer le système éducatif. Ils sont en train de le faire.

En même temps le plus grand problème est pour eux de partager ce rêve à l’intérieur de leurs propres communautés. Pour cela, ils sont dans une phase difficile de négociation, pour faire accepter cette forme d’école.

Arrêtant un moment mon grand voyage pour écouter parler d’éducation propre, j’ai voulu cherché aux côtés des éducateurs de la Nasa Cxha Cxha. Mais j’ai découvert une expérience qui me parait poser les bonnes questions. Pour cela, je tiens ici à la partager avec tous, parce que ces chemins vers le “bien-vivre” se construisent dans l’adversité, celle de lutter pour modifier la réalité. Je souhaite que cette expérience soit diffusée, respectée et accompagnée pour que mes amis  reçoivent des énergies positives dans leur chemin vers la paix, la vraie, pas celle qui permettrait une destruction de la vie.

Pai[iv] compañeros pour votre magnifique travail!

Merci à tous ceux qui pourront diffuser cette fantastique expérience!


[i] La langue locale est de tradition orale. Il n’y a pas beaucoup de sens à l’écrire, parce qu’elle perd sa dimension symbolique, spirituelle. Les premiers à vouloir le faire furent les curés dans une optique d’évangélisation. Une unification de l’écriture a été réalisée par le CRIC ces dernières années mais le débat reste entier. Les quelques mots que j’écris le sont à partir de la prononciation et non de l’orthographe unifiée, la seule manière de les comprendre complètement est de les vivre!

[ii] Te  hwahla » est très mal traduit en français comme médecin traditionnel, perdant totalement la dimension spirituelle, pourtant essentielle.

[iii] San Andrés y Yaquivá sont des “resguardos” (territoires indigènes) de la municipalité de Inzá.

[iv] Merci en Nasa Yugwé, comme en quichua!